Suspension du noir

Symbole de fertilité aux temps de l'Antiquité (1), le noir est le terreau qu'a choisi Jo Guerreiro pour faire naître ses formes. Tantôt dans le liquide de l'encre, tantôt avec le gras de la peinture à l'huile, des fragments apparaissent sous nos yeux. 

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Symbole de fertilité aux temps de l'Antiquité (1), le noir est le terreau qu'a choisi Jo Guerreiro pour faire naître ses formes. Tantôt dans le liquide de l'encre, tantôt avec le gras de la peinture à l'huile, des fragments apparaissent sous nos yeux. 

Dans d'étroits formats carrés en papier, elle démarre avec un premier coup violent de pinceau, puis un deuxième pour étirer l'encre. Elle ne s'autorise qu'un seul geste, aucun repentir n'est possible. Une ombre se révèle, autonome, comme un bain argentique qui laisserait l'image photographique émerger. L'image suspendue sur le papier, à la fois figée et fugace, est prête à s'échapper, mais est rapidement contenue par le resserrage du cadre. Jo Guerreiro capture l'instant fébrile, la sensation, et essaie de contenir un flux dont seule la matière est maîtresse : elle capture ce qui lui échappe.  

La même vitalité se retrouve dans ses huiles grand format, mais son rapport à l'espace est radicalement différent : tout son corps est alors engagé dans le poids de la toile marouflée, l'acte physique prend une dimension autre. Dès lors, elle retravaille son geste, manipule la peinture en profitant du plaisir que lui accorde le gras glissant de l'huile. Contrairement aux encres, où le blanc n'est qu'assujetti au noir souverain, la forme est ici structurée et construite à l'aide de ce même blanc. Ce que Jo Guerreiro ne peut faire dans un médium, elle se l'autorise dans l'autre, les deux se conjuguant pour devenir son écriture intime.   

Comme Takesada Matsutani, une de ses influences, elle reste fidèle au principe de "dialoguer avec la matière, de laisser intervenir le hasard, le geste spontané" (2). Pour autant, ce n'est pas l'impulsivité seule qui dicte son acte créateur. L'artiste se placerait alors plutôt du côté d'une Fabienne Verdier, qui elle aussi élabore en amont une intense réflexion dans ses carnets. Jo Guerreiro suit un protocole strict et impose à son propre corps une vraie discipline : elle part de son moteur qu'est l'intention, choisit sa direction, s'acharne et ne s'arrête que quand elle se surprend à éprouver le vertige qu'elle vient de créer. La rigueur lui concède l'accident, le cadre lui permet la fuite. Alors naissent ces formes ambivalentes, arrêtées entre deux mondes. Le geste abrupt et la ligne marquée de ce noir charbon se dilatent dans de douces variations de gris, presque sensuelles. On peut lire une narration dans ce passage de l'obscur au clair, où les contrastes s'épousent pour offrir à nos yeux l'invisible qui s'y dérobe.

Esther Poupée 

(1) : Michel Pastoureau, Noir. Histoire d'une couleur. 2008

(2) : Valérie Douniaux et Takesada Matsutani, « Entretien avec Takesada Matsutani », Perspective, 1 | 2020, p. 111-124

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